
Carnet Documentaire : Le concert chansigné d’Oxmo Puccino
Il est près de 13h lorsque je pose un pied à Vienne sur le quai d’une modeste gare. Je viens y filmer Laëty, chansigneuse, qui sera sur scène avec le rappeur Oxmo Puccino dans le cadre du festival Jazz à Vienne. Laëty, c’est le personnage d’un documentaire que je co-réalise avec un réalisateur sourd. Ce documentaire, il parle des différentes perceptions sensorielles avec lesquelles nous pouvons aborder la musique.
Il y a 20 ans, Laëty et ses amis sourds ont développé l’art du chansigne en France. Le chansigne, c’est la chanson en Langue des Signes (LSF). Même si Laëty est une artiste à part entière, ce soir elle montera sur scène dans le cadre d’un concert d’accessibilité. Elle se fera donc l’interprète d’Oxmo Puccino.
Moi, je viens la filmer pour créer des images d’intention de mon personnage mais surtout pour m’exercer à la réalisation « Sourde ».
Je progresse sur le quai, soucieuse de l’état dans lequel je vais retrouver Laëty. Quelques jours auparavant, nous avons eu quelques échanges par vocaux interposés dans lesquels elle me disait être au bord du pétage de plombs. Elle frôle régulièrement le burn-out, comme tous les gens qui portent un rêve plus grand qu’eux et qui ouvrent des chemins qui n’ont pas encore été défrichés.
Alors que je monte des escaliers, je l’aperçois en train de me saluer du bras, un grand sourire sincère vissé sur son visage. La gare est à quelques encablures de l’hôtel et pourtant elle a tenu à venir me chercher malgré une journée chargée. Tout comme elle tient à porter un de mes flight cases alors que je la sais épuisée.
Après de chaleureuses embrassades, je lui demande comment se présente cette date. Elle est positive. Jusque-là, que des problèmes mineurs. Mais surtout, la setlist d’Oxmo Puccino n’a pas été changée. Je devrais être surprise par cette remarque sachant qu’elle bosse depuis des mois sur la préparation de ce concert. Mais, à présent, plus rien ne m’étonne lorsque le monde des Sourds rencontre celui des entendants.
Arrivées à l’hôtel, je lui indique que la retrouverai pour son interview à 16h. Puis, je pars préparer mon matériel dans ma chambre. Vers 15h, j’appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur, l’esprit encombré de considérations sur comment entrer sur le site alors que le bureau des accréditations n’ouvre qu’à 17h. Les portes s’ouvrent et Laëty et Delphine, sa chargée de production, sortent en trombes. Laëty rit à en pleurer et me dit « Ils nous ont rajouté un morceau », en parlant de l’équipe d’Oxmo Puccino. Là, je réalise qu’elle ne rigole en fait pas du tout et que ce sont de véritables pleurs.
Oxmo Puccino n’a certainement aucune idée de ce que cela implique car c’est Jazz à Vienne qui est à l’origine de cette démarche. Le Festival, certainement peu versé dans les subtilités du chansigne, s’est fait l’intermédiaire entre l’artiste et la chansigneuse. Laëty n’a donc eu que quelques contacts sporadiques avec le management d’Oxmo Puccino. D’ailleurs, pour ce dernier, Laëty et Théo, le chansigneur qui l’accompagne, ne sont certainement que des techniciens qui interprètent en direct.
Pendant que Laëty et Théo s’affairent à la traduction du nouveau morceau, je réussis à me faufiler dans l’enceinte pour faire mes repérages. J’y rencontre le réalisateur de direct – un homme sympathique et très professionnel. Il cherche des informations sur le placement des chansigneurs pour finaliser son plan cam car il n’a pas reçu d’informations de la part du festival.
Peu avant 16h, je reçois un SMS de Delphine m’indiquant le lieu de l’interview que donneront Laëty et Théo pour le festival. Je les rejoins sur la terrasse de la Maison de la Culture Arménienne où des traiteurs préparent des verres à cocktail pour une réception.
Mais à 16h20, toujours pas de signe de l’équipe de Jazz à Vienne alors que Laëty et Théo doivent être, dix minutes plus tard, sur la scène pour les balances. Soudainement, apparaît A. – avec son réflexe numérique coiffé d’un micro canon le tout porté par un monopod. Le kit est élimé, comme le visage fatigué de son propriétaire.
Il est là pour produire, à la hâte, une vidéo pour les réseaux sociaux avant que le concert ne débute. Pour la plupart des interviews, c’est jouable. Mais pour parler du chansigne, c’est nettement plus compliqué. J’en ai moi-même fait l’expérience : rien que l’idée que des Sourds puissent « écouter » de la musique est déjà un concept presque insaisissable pour la plupart des entendants.
Face au manque de temps, A. redouble d’inventivité pour sécuriser une matière qui apaisera la faim de l’ogre Réseaux Sociaux.
Pourquoi ne pas faire un extrait d’un morceau de ce soir ?
Il s’agit d’une presta en accessibilité donc il faudrait l’accord d’Oxmo Puccino sur les droits.
Pourquoi ne pas expliquer le concept en moins d’une minute ?
La musique pour les Sourds, pour la plupart des entendants, est une idée chimérique. Alors de là à en arriver au chansigne …
Pourquoi ne pas faire un morceau quelconque comme Edith Piaf et s’en tenir là ?
Laëty a déjà une chaîne YouTube bien achalandée, il n’y a qu’à se servir.
Pourquoi ne pas faire un morceau qu’elle n’a jamais fait ?
Parce qu’il faut du temps pour le traduire, la LSF étant une langue à part entière, 30h environ par morceau en fait. Cette proposition ravive le stress de Laëty qui repense à ce morceau traduit hâtivement.
Le risque du travail à la va vite c’est que la traduction manque de précision ce qui pourrait enlever du sens pour les Sourds présents. Et, plus personnellement pour Laëty, le risque d’être décriée par certains Sourds comme fournissant du travail approximatif car elle n’est pas native LSF.
Dans son quotidien, Laëty est prise dans une situation de liminalité de laquelle elle a du mal à s’émanciper. D’une manière quelque peu caricaturale, pour certains Sourds elle restera une entendante qui, au mieux, parle la LSF avec un accent et, au pire, essaie de se faire une petite gloire et du fric sur leur dos. Et puis, de l’autre côté de l’étau, il y a les entendants qui perçoivent la surdité comme un problème à résoudre avec, bien souvent, comme seule solution de saupoudrer des actions d’accessibilité plutôt que de réfléchir à une véritable démarche d’inclusivité.
Le ping-pong entre A. et Laëty s’arrête au bout d’une dizaine de minutes car, dans tous les cas, l’interprète LSF n’arrivera qu’à 19h. Personne ne peut donc interpréter en LSF pendant que Laëty et Théo sont interviewés.
Retour à la scène et début des balances.
La fracture est frappante. Dans un coin, les chansigneurs attendent pendant qu’Oxmo et son pianiste déroulent. L’artiste ne leur adressera pas une seule fois la parole. Et, dans tous les cas, rien n’a été prévu pour les accommoder lors des balances. A eux de s’adapter. Quand ils le peuvent, ils saisissent la balle au bond pour interpréter des passages, qui ne sont pas toujours les plus pertinents pour eux.
D’ailleurs, pour les chansigneurs, contrairement à des artistes entendants, les balances se passent à la régie vidéo et non à la régie son. Ce sont les placements et réglages caméra qui vont déterminer le niveau de compréhensivité du chansigne. Mais ça, je crois que personne n’en a conscience en dehors du réalisateur de direct. Sa régie se trouve sous la scène et lui et les chansigneurs n’ont aucun moyen pour échanger pendant les balances.
Pourtant, à la vidéo, l’envie de donner sa place au chansigne ne manque pas. Plus tôt dans la journée, le réalisateur avait proposé que le chansigne occupe une plus grande place sur les écrans encadrant la scène. Pourquoi pas faire 2/3 pour Oxmo, 1/3 pour les chansigneurs plutôt que la petite vignette conventionnelle ? Mais, sa proposition a essuyé un refus de l’organisation.
Ce n’est certainement pas de la mauvaise volonté de la part de Jazz à Vienne qui tente de s’inscrire dans une démarche d’accessibilité au handicap. Pour autant, certaines finesses sur les enjeux semblent parfois encore échapper aux organisateurs. Les Sourds n’auront au final que la vignette dans le coin inférieur de l’écran, cette vignette qu’ils détestent tant car elle symbolise la place qu’on leur donne dans la société.
L’heure du concert arrive.
Oxmo rentre sur scène. Sa représentation n’est pas tout à fait un concert classique mais plutôt un concept d’une cinquantaine de minutes avec un accompagnant au piano. Ce n’est pas fait pour animer les foules, ce qui provoque un ennui profond chez des punks de la fosse qui décident de foutre un peu de bordel, rendant au passage un peu plus difficile ma captation.
Mon accréditation me donne accès à l’espace entre la scène et les crash barriers. Mais la scène est haute, l’espace peu large et les plans nécessairement en forte contre plongée. Je suis à peu près sûre que cela rendra illisible le chansigne. Alors, je joue des coudes dans le public pour trouver des cadres de caméra. Malgré le badge qui pend autour de mon cou, il est difficile de trouver une place convenable – tantôt repoussée par le public et tantôt par les bénévoles car je ne suis pas à la place qui m’échoit.
Au-delà de ça, je me retrouve face à une autre réalité qui complexifie d’autant plus ma prise d’images. Oxmo continue de n’occuper qu’une moitié de scène, allant du centre vers le piano pendant que les chansigneurs s’activent à l’opposé. A aucun moment l’artiste ne fera pas quelques pas vers eux pour réduire la distance dans son set.
Dans ces conditions, comment raconter l’histoire qui se joue devant moi ? Pour que le chansigne soit lisible, il me faudrait filmer des plans plutôt frontaux et de proximité. Alors, j’oscille entre des plans de côté pour voir Oxmo en arrière-plan, qui ne seront certainement pas intelligibles pour les Sourds, et des plans plus frontaux des chansigneurs mais qui ne racontent rien de l’histoire d’Oxmo car il est hors champ.
Je prends conscience que la distance qui sépare Oxmo des chansigneurs rend impossible de les rassembler, dans le même cadre. Je dois choisir entre l’histoire des Sourds ou l’histoire des entendants. Symboliquement je trouve ça fort.
Une fois de plus, lors de ce concert, les Sourds et les entendants étaient côte à côte mais toujours pas ensemble. Sur scène comme dans le public. Comme dans la vie, finalement.
Si parfois Laëty frôle le burn-out, c’est aussi à cause de ça. Pont entre deux mondes qui ont du mal à communiquer, elle se bat pour une véritable inclusivité plutôt que de l’accessibilité. D’ailleurs, autour d’une bière après le concert elle me confira que ce genre de prestation est exactement ce qu’elle n’a plus envie de faire.
De mon côté, un questionnement plus vaste a ressurgi : comment réaliser à la fois pour les Sourds et pour les entendants ? C’est donc vers là que je vais, à présent, concentrer une partie de mes efforts de recherches.